La crise permanente de l'anarchisme : GASTON LEVAL (extraits)
Rédigé par denge - -extraits choisis :
Je crois que nulle part ailleurs, les haines, les jalousies, les inimitiés, les querelles personnelles sont si fréquentes et atteignent un si haut degré. Si tant d’individus sont passés par l’anarchisme et en sont vite partis, si tant y passent et en sortent au bout de très peu de temps, c’est avant tout à cause de l’esprit acrimonieux, des disputes continuelles, des attaques personnelles, des rivalités, qu’ils y trouvent. Il est vrai aussi que trop d’adhérents apportent ce que suggère en eux le mot anarchie lui-même, c’est à dire la possibilité de défoulements anti-sociaux qui les font aussi se heurter aux autres sous l’impulsion du snobisme, du dilettantisme, de l’irresponsabilité qui leur sont propres.
Et la préséance absolue de l’esprit négateur a façonné, modelé, pétri l’esprit général des groupes épars ou épisodiquement unis. Cet esprit négateur a modelé les individus et s’est étendu à la pratique des rapports inter-anarchistes, et je ne connais rien de plus pénible pour un homme convaincu des valeurs morales de la philosophie libertaire, que l’opposition existant entre ces valeurs et le mouvement qui s’en réclame.
Nous avons vu que si la haine du mal peut conduire à l’amour du bien, elle n’est trop souvent, dans les milieux anarchistes, qu’une justification de l’insociabilité foncière des individus
Celui a qui fréquenté les milieux révolutionnaires anarchistes sait que le langage, les comportements, le ton employés sont généralement empreints d’agressivité, et que trop souvent les plus agressifs font la loi. Cela est une conséquence inévitable dans un milieu où une autorité supérieure ne s’impose pas, où des modes de comportement ne sont pas définis et appliqués. D’autre part, enlevez les mots d’ordre, le langage, les buts, les attitudes où domine l’agressivité, et un très grand nombre des adhérents, venus à l’activité violente parce que violents par nature, se retireront.
Pour l’ensemble des anarchistes. la 1iberté constitue l’alpha et l’oméga de ce qu’il y a de supérieur en ce monde et leur préférence pour l’organisation en groupuscules, leur refus de considérer la société comme un vaste ensemble organique cohérent dont il faut savoir tenir la viabilité viennent avant tout de cet amour illimité de la liberté qui, de plus, a l’avantage de ne demander ni responsabilité historique, ni responsabilité personnelle.
Mais être solidaire, c’est agir responsablement, en tenant compte de l’existence des autres, en prenant part aux activités sociales dans la mesure où cela incombe à chacun de nous. Ce qui implique un comportement moral et pratique responsable.
Le sentiment de solidarité l’emporte sur la liberté, et aucune société ne serait viable s’il n’en était pas ainsi. La revendication abstraite de la liberté nous semble pure démence, et l’esprit qui l’inspire ne peut mener un mouvement qu’au chaos et à la déliquescence.
La conséquence fatale de l’absence d’entente réelle, et d’autodiscipline dont on parle parfois, mais qu’on n’applique jamais, est l’apparition de la forme d’autorité, la plus élémentaire et la plus incontrôlable, car il n’existe pas de garanties en limitant les excès: celle des caïds et des dictateurs, petits ou grands.
Dans les groupes anarchistes, où il ne peut s’atteindre «par harmonie», comme disait Louise Michel, il s’obtient par la domination du plus audacieux. Ainsi, les trois quart des groupes anarchistes — et cela non seulement en France — rappellent l’apparition du chef, du condottere,du caudillo(10) à l’origine de l’établissement des premières formes de l’autorité dans les sociétés primitives. Le plus doué pour le commandement, s’impose, sans trop de brutalité ici, brutalement ailleurs. Mais en y mettant des formes ou en n’en mettant pas, il fait la pluie et le beau temps, dirige, commande et naturellement se heurte à ceux qui n’acceptent pas son commandement, ou qui le lui disputent. Ainsi se forment à peu près partout d’innombrables petits clans et se produisent continuellement des luttes intestines qui empoisonnent les milieux anarchistes continuellement morcelés par ces rivalités d’influence ou d’autoritarisme primaire.
Tout cela est possible d’abord parce que l’exaltation de la liberté de chacun aux dépens de la tolérance, de l’esprit de fraternité, crée une situation de désordre et d’impuissance dans laquelle il n’y a d’autre alternative que la loi du chef ou la disparition. La volonté d’entente placée au premier rang rend la liberté créatrice et féconde.
J’ai, au cours de ma vie, maintes fois connu ce genre de dictateurs et de dictature, cette situation dans laquelle l’autoritarisme d’individus sans scrupules ou gonflés de vanité s’imposait sur un mouvement local, parfois national. L’absence de règlements servait de prétexte à l’exercice de la dictature individuelle sous ses formes parfois les plus odieuses.
En ce sens, un peuple indiscipliné par nature ne sera jamais un peuple libre (à moins que par liberté on entende le chaos) car il ne fera pas de lui-même ce qu’exige la vie sociale. ... Tandis qu’un autre peuple, apparemment moins doué pour la liberté parce que plus naturellement discipliné et moins protestataire, sera plus apte à organiser la vie sans appareil plus ou moins coercitif, la conscience individuelle et collective remplaçant avantageusement la loi extérieure à chacun et à tous.
Dans l’immense majorité des cas, il est impossible de faire admettre, surtout aux nouveaux adhérents qui veulent ou ont le champ libre pour toutes leurs fantaisies, la nécessité d’une discipline intellectuelle ou morale qui implique soit une méthode de formation théorique ou doctrinaire, soit l’acceptation et la pratique d’un ensemble de normes de comportements correspondant aux idées qu’ils prétendent professer
Pour l’anarchiste moyen, son idéal est le plus élevé, et surtout sa pensée constitue l’interprétation la plus juste, la plus indiscutable des problèmes qu’elle résout dans l’ordre théorique. La simple adhésion à l’anarchie leur donne donc, d’emblée, comme l’adoubement faisait un chevalier au Moyen Age, une supériorité indiscutable qui les place en toutes choses au-dessus de l’ensemble des autres hommes. Il en résulte qu’ils peuvent se prononcer sur ce qui se rapporte à la société, à un très grand nombre de connaissances de disciplines intellectuelles, des problèmes humains vastes et complexes sans même les étudier.
il semble que l’adhésion à l’anarchie les ait mis en possession de toutes les lumières possibles. Cela explique en grande partie pourquoi la plupart des anarchistes n’étudient pas même leurs propres auteurs, ignorent la pensée théorique de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine et autres, ignorent même, la plupart du temps, que ces auteurs, et d’autres, en aient une. L’étudier, y adhérer peut-être serait renoncer à la leur — et nous croyons l’avoir déjà écrit — l’anarchiste, sauf de rares exceptions, croit presque toujours trouver dans sa pensée propre la sagesse et une espèce de science faite de révélation sui generisqui lui permettent de trancher en tout et sur tout ce dont il s’occupe.
Ne serait-ce que parce qu’il en est résulté une foire aux vanités et une suffisance irrépressible, je considérerais nécessaire de renoncer à un mot qui situe les hommes au-dessus des autres. J’éprouve le besoin d’une certaine humilité, qui me maintienne sur le plan commun des hommes, qui me permette de sentir en mon cœur fraternel l’humanisme profond de la fraternité. Ceux qui se situent au-dessus des autres, quelles qu’en soient les raisons, fussent-elles celles de la supériorité d’un idéal, s’en séparent et ont normalement tendance à les mépriser. Telle est l’attitude de la plupart de ceux qui ont été anarchistes, et qui le demeurent en eux-mêmes: ils méprisent le «troupeau» de leurs semblables.
De quelque côté que l’on retourne la question, il est indiscutable que quelque chose a failli dans les espoirs et les prévisions des penseurs de l’anarchisme et qu’un abîme sépare les buts énoncés des réalités atteintes.
ce mot «anarchie» se prête aux interprétations les plus sensées comme les plus baroques et je répète que ce fut une erreur énorme de Proudhon que l’avoir choisi pour définir un idéal d’ordre et d’harmonie. Mais si nous le prenons dans l’esprit qui présida à son choix, il est certain qu’une grande partie de la méthode d’organisation préconisée s’inspire des lois naturelles d’entente entre les hommes et leurs groupements divers. C’est cette interprétation des faits et volonté de l’ériger en principe consciemment appliqué qui demeurent toujours valables.
Je me suis souvent demandé si, parmi les raisons qui expliquent la crise continuelle dans laquelle a vécu le mouvement anarchiste, l’ampleur et la diversité des bases théoriques, scientifiques et philosophiques auxquelles je me suis référé ne constituent pas, paradoxalement, une des causes de la stagnation dans la médiocrité, une source de déviations et de recul.
la pensée libertaire qui a depuis Proudhon voulu embrasser toutes les connaissances a aussi posé, analysé, sondé et voulu résoudre une infinité de problèmes. Et c’est peut-être parce qu’elle a été trop riche de contenu de recherches, de rayonnements divers, d’aspects, de nuances, qu’au sein du mouvement anarchiste sont nées tant de spécialisations, de courants fragmentaires, de chapelles dont les sectateurs et les prédicateurs ont pris la partie pour le tout et oublié l’essentiel. C’est-à-dire la lutte pour la construction d’une société sans classes et où la pratique de l’entraide, de la coordination directe, de l’entente libre et responsable remplacerait l’État.
une renaissance libertaire me parait indispensable pour l’avenir humain. Je suis convaincu qu’un effort sérieux trouverait auprès d’une partie de l’opinion publique, un écho favorable et ouvrirait un horizon prometteur. Mais cela ne sera possible que si l’on a le courage de rompre avec un passé qui, sous le nom d’anarchisme, n’a laissé que des ruines.
du coup ce texte tend à se poser la question de la pertinence du terme ANARCH- .
Il y en a d'autres qui seraient certainement moins confus, tel que ACRAT- ou SOCIALISME LIBERTAIRE.
Mais cela changerait il quoi que ce soit aux problèmes énoncés ?